Les petites filles oubliées

Publié le par lunemalo

Dimanche matin. Sur le ciel encore noir, la lune ouvre une fine parenthèse où vient s’inscrire l’étoile du Berger. Il fait très froid, dans les rues encore désertes la camionnette miniature de la voirie cahote bruyamment. Un peu étonné, l’hom-me observe la sil-houette emmitouflée qui vient de refermer doucement la porte d’entrée. Juste le temps d’aller chercher de l’argent, du pain et des croissants frais avant de partir pour la brocante, au bord de la rivière.

 Il fait vraiment froid, l’air pique, l’humidité glisse ses doigts frais dans le cou, remonte sous les manches pour venir s’insinuer dans ces petits îlots de chaleur que l’on tente de protéger, la nuque se raidit. Mais qu’est-ce qu’on fait là à pas d’heure, au milieu des cartons qui sentent le renfermé, dans ce ballet d’habitués qui montent leurs tables pliantes et commencent à disposer plus ou moins méthodiquement vrais trésors et cochonneries certifiées, vestiges improbables et souvenirs délavés ? On fait la « Brocante d’automne ». En fait, on est là parce que le stand a été réservé, qu’il ne faut pas faire faux-bond maintenant, et puis, ça pourrait même être drôle, d’être pour une fois de l’autre côté du miroir. Enfin, quand il fera moins froid, si ça arrive. On est équipé, tout de même. Un joli thermos – attention de ne pas le poser en évidence, on va nous demander combien il coûte – les viennoiseries de la bonne boulangerie, des tasses de faïence, parce que, brocante, soit, mais gobelets de plastique, sûrement pas ! On a un peu de quant à soi…

 La matinée a filé, les badauds déambulent sans trop s’arrêter, un coup d’œil vite fait, « t’as vu les assiettes bleues ? Elles sont belles, ces chaises, vous en voulez combien ? Ah, non, pas de tasses, je ne sais plus où les mettre ! » 

 

 

 On va faire un tour, un premier repérage, on revient un peu vite pour ne pas abandonner trop longtemps le cadet de l’équipe, puis on ne peut pas s’empêcher de repartir, et la valse commence. Quatre gros flacons de pharmacie en verre, une pile d’assiettes en terre de fer où court une guirlande verte joliment désuète, un, deux, puis finalement trois porte-manteaux faux bambou pour remplacer ce vilain perroquet qui lâche de partout, pour l’amoureux, deux jolis flacons de toilette bien carrés à bouchon d’argent et un vieil appareil photo, un fouillis de couture et un vieux fermoir pour laisser la bride à l’imagination, une étagère aux montants découpés qu’on repeindra dans une jolie teinte passée pour improviser une biblio-thèque chez la prin-cesse.

 La princesse… C’était sa journée. Celle pour laquelle on ne regrettera jamais de s’être levée dès potron-minet. Elle était là, fidèle, la dame à qui on avait déjà acheté, l’année passée, du linge magnifique et si bien conservé. Elle était revenue, et son étal en forme de U était toujours aussi beau, piles de serviettes monogrammées, découvertes de draps enrichies de jours compliqués, mouchoirs de linon finement ourlés et bavoirs brodés. Deux petites brassières, d’une absolue simplicité, une paire de petits gants – souvenir de communion – deux napperons de lin bordés de jours. On sera raisonnable pour aujourd’hui… « Si ça vous intéresse, il y a ça, aussi. » Un caisson un peu mis de côté, deux piles bien rangées, des chemises de jour, de nuit, un fond de robe de communiante, une robe de baptême en soie diaphane, une chemise à manches ballon et empiècement froncé, une petite robe années 50 au jupon évasé… La porte du passé s’est entrebaillée, voyage immobile inespéré. La pile monte vite, pas la peine de tergiverser. Tout est dans un état incroyable, pas de rouille, pas de trou, une reprise discrète ça et là, mais c’est tout. Toute une garde-robe pour maintenant ou dans deux, trois ans. La petite robe blanche, bien repassée, sera parfaite pour les beaux jours d’été, la chemise de nuit en coton gratté et sa jolie dentelle réchaufferont les nuits plus fraîches, les chemises de jour seront teintes et viendront se superposer, comme on l’a déjà fait, sur ce petit jupon à garniture de broderie anglaise et une tunique légère. Où sont-elles, les petites filles qui les ont portés, ces vêtements oubliés ? Qu’ont-elles laissé d’elles-mêmes dans les plis si légers, dans l’entrelacs des dentelles ou ce damier fané qui orne col et poignets ? Le croquet si fin, qui l’a cousu patiemment, à points si petits qu’on les distingue à peine ? « Elle est bien jolie, votre petite fille, avec ces vêtements. Ils étaient à vous ? » Non, ils sont venus on ne sait pas trop d’où, au hasard des rencontres et des cartons, trouvailles magiques qu’un peu de savon, de patience et de chaleur rendront à leur beauté première, pour une autre vie éphémère. Ils sont devenus siens, peut-être un jour sa fille les portera, ils auront trouvé une nouvelle famille, une autre raison d’être.  

 

Le moment d’émotion est passé, le gros sac contenant les trésors a vite été serré à l’abri de l’oubli, et c’est un vieux lit de poupée, bois peint et matelas fleuri, qui  viendra clôturer cette journée. « Je l’ai acheté il y a vingt ans pour Lucie, tu te souviens ? ». C’est la maman d’un copain qui vend le jouet joli, un peu émue peut-être de penser à l’enfance en-fuie. Comment saurait-elle qu’il fait écho, loin au fond de la mémoire, à un berceau très différent qui faisait rêver malgré les traces caractéristiques laissées par les mouches sur la garniture de coton et les dentelles passées ? Qui appartenait à une autre mais était resté là, au pied du grand lit de l’aïeule disparue ? Qu’importe, d’ailleurs, ces souvenirs-là sont doux, ils façonnent et font tenir debout, constituent la terre fertile sur laquelle la vie pourra grandir, plus tard, quand le rêve aura fait place  à la réalité.

 

 

 

 

 

 

  

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F
t'ecri trop ses sa ke j'aime pa
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M
je suis toujours émue devant un petit vetement ancien, en particulier lorsqu'en approchant de plus près l'ouvrage, on s'aperçoit qu'il a été cousu avec amour...<br /> c'est à toutes ces mamans et à tous ces petits tendrements aimés que je pense, lorsqu'à mon tour, je couds pour mes enfants, avec ce secret espoir que mes petits points traverseront le temps pour habiller mes petits enfants!<br /> dommage que dans mon coin les vide-greniers soient si tristes, j'aurais très certainement craqué pour ces merveilles...
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L
Cet été, ma mère m'a dit regretter avoir donné, jeté, tout ce qu'elle avait cousu pour nous (ou peu s'en faut, j'ai encore un bavoir et une petite robe)... Mais à l'époque, c'était si normal de faire de ses mains le trousseau de ses petits...
V
mes deux filleules préparent normale sup lettres. L'une amoureuse de l'art, l'autre de la tchache… toutes deux ravies de leurs choix… j'espère que ça leur réussira…
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G
La pêche a été bonne, j'ai déjà hâte d'être à la prochaine et de fouiller dans ces trésors...
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V
Acheteuse de rêves, vendeuse de mots brodés… joli troc, Lunemalo…
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