Princesse et carrosses
Mamaaan ? Toutes les journées commencent ainsi, avec ce petit réveil-matin parfois enjoué, parfois chagrin. Ce dimanche, la petite voix secoue le sommeil, la ramène à la réalité du jour déjà levé. Elle murmure « j’arrive », sans bouger, ça devrait lui assurer cinq minutes de répit, les plus délicieuses...
Ça ne tarde pas à recommencer. Un marmonnement doux, puis plus fort, un bourdonnement rigolo qui va crescendo pour culminer dans un « Maman ! » bien plus déterminé. Cette fois, il faut y aller. Sortir le nez de l’oreiller, poser par terre un, puis deux pieds, ouvrir la porte vitrée. Soulever le petit corps tout chaud, marcher à pas de loup et chuchoter pour faire comme si Papa dormait encore, descendre l’escalier.
C’est à ce moment qu’elle se souvient. Aujourd’hui, une petite ville voisine vide ses greniers, comme trois ou quatre fois l’an, c’est étonnant ce que ses habitants peuvent accumuler... D’ailleurs, ces habitants, elle se rappelle la première fois qu’ils les ont vus et leur stupéfaction, cette impression d’être tombés dans un film de J-P Mocky. De croiser des familles étranges, dont les visages égarés pouvaient laisser tout supposer. Ils ont su après que cette impression était très partagée dans la région. Pourquoi cette ville, nul ne le sait, mais ça leur avait fait un peu froid dans le dos. Depuis, ils y sont retournés et l’étrangeté a perdu de sa force, ils s’y sont sûrement accoutumés.
Aujourd’hui donc, pas de petit-déjeuner qui s’éternise, il faut s’habiller chaudement à cause de l’humidité, permanente ici, emmener des sacs car on ne sait jamais, et partir dans la campagne ensoleillée où flotte l’odeur délicieuse des premiers feux de cheminée.
Ils arrivent, un peu étonnés mais pas fâchés de voir si peu de monde, ils ont déjà leurs habitudes. Se garer sur le bas-côté, devant cette immense bâtisse, une ancienne ferme fortifiée qui se délabre doucement et qui défend son entrée d’un « Attention, danger, chien méchant ». Ils prennent la première allée, droit devant, cheminent le long des stands, un peu moins nombreux peut-être que la dernière fois. Elle fait quelques haltes, de-ci et de-là, mais rien ne tire vraiment son oeil. Il flotte dans l’air, déjà, une odeur de saucisses qu’on grille et de beignets. Il y a tout et n’importe quoi. Devant certains objets improbables quasiment jetés sur le sol, exhalant un fumet tenace de pipi de chat, elle se demande parfois comment un grenier peut contenir autant de saletés... Et surtout comment on peut avoir l’idée d’aller les proposer ? Puis elle se souvient du paquet de linge qu’elle avait acheté sans barguigner, la dernière fois, 10 € le gros ballot, et qui avait révélé des merveilles inattendues. C’est dedans qu’elle avait trouvé une collection de brassières de bébé, une robe de poupée copiée sur les chemises de jour anciennes, des culottes fendues en veux-tu en voilà... Il avait fallu tout désinfecter et laver plusieurs fois, mais quelle découverte ! Alors elle se penche quand même, elle s’accroupit, retourne, soupèse, en faisant bien attention d’avoir l’air blasé. Parce qu’ici plus qu’ailleurs, c’est à la tête (et au portefeuille supposé) du client, alors surtout, il ne faut pas paraître intéressé. Sur le parvis de l’église, les stands se déroulent comme un seul ruban tournicoté. Les propriétaires se connaissent tous, ça rigole, ça parle fort, veste de chasse pour les hommes ou en grosse laine pour leurs épouses. Au milieu d’un tas d’objets mélangés, ce qui ressemble à des chiffons. D’ailleurs, c'est comme ça que l’homme les désigne lorsqu’il appelle Madame, seul habilitée à décider du prix de ceux qu’on a mis de côté. Celui-là, 5 €, et les autres... « Ils sont beaux, ces rideaux, même pas troués, allez, 10 € le tout. » L’argent change de mains, on range les chiffons dans le sac, sans demander son reste. Presque rien, en effet, juste un dessus de berceau ou de landau ancien, soie rose thé et magnifique travail de dentelle, tout bordé de tulle volanté, pas un trou, pas une tache, la soie n’est pas fusée... Un trésor comme on en trouve peu. Et les fameux rideaux, tulle joliment grisé par l’âge, large bord de dentelle impeccable, prêts à poser après un sérieux lavage, tout de même. Et encore deux bandes de tulle très joliment rebrodé, véritable haut relief textile... Ça commence joliment, on dirait. Plus loin, un carton posé, sans grand intérêt, sauf dans le fond où se cachent une autre petite robe de poupée et deux cartons de dentelle de tulle, encore, c’est vraiment la journée...
Retour de l’autre côté de la rue, pas grand-chose d’intéressant, ou alors à des prix indécents. Au carrefour, on prend à droite, sans trop d’entrain. Les dernières fois, il y avait surtout des pyramides entières de vêtements d’enfant, de chaussures éculées et de jouets piteux, l’ambiance n’était pas trop gaie, mais puisqu’on est là... Une fois les premiers stands passés, un peu vite parce que ce sont encore des familles venues essayer de gagner quelques sous en vidant les placards d’une progéniture trop vite poussée et qu’elle est un peu triste de voir ça, un peu honteuse sûrement, aussi, la vraie brocante recommence. Là encore, tout le monde se connaît, ça navigue d’un étal à l’autre, ça s’interpelle gaiement, l’atmosphère est bon enfant. La fin de la rue est proche quand elle aperçoit du coin de l’oeil un jouet, discrètement posé au milieu de meubles entassés. Une petite poussette, lattes peintes en gris et roues de bois, elle ne doit pas être jeune.
Le prix est indiqué, pour la forme elle demande au vendeur, pom-mettes rosies et bon sourire, s’il la lui laisserait à 15 €. L’homme n’hésite pas un instant, toujours souriant, il n’a pas l’air fâché de s’en débarrasser, de son vieux jouet. Elle, son coeur s’est mis à battre un peu plus vite, parce qu’il y a longtemps qu’elle en cherchait une et qu’elle avait fini par désespérer. Ils font demi-tour, elle porte la poussette devant elle, comme un enfant, la princesse la regarde d’un air qui lui montre qu’elle ne s’est pas trompée, « C’est pou’ moi ?? ». Oui, c’est pour la poupée qu’on vient de commander et que le Père Noël doit apporter. Il faudra juste la nettoyer, elle est parfaite comme ça. Même la couleur, c’est assez drôle, est furieusement dans les tons de l’année... Tandis qu’elle marche, plusieurs personnes admirent le jouet, regrettant de ne pas l’avoir trouvé avant elle, un homme même, visiblement un brocanteur professionnel, la hèle pour lui demander combien elle l’a payé. « Mais vous n’allez pas donner ça à votre fille, elle va le casser ! ». Si, elle va la lui donner. Et quand elle regarde les yeux de la princesse qui se tournent régulièrement vers elle, avec un air de joie qu’elle lui a rarement vu, elle se dit qu’ils ont bien fait de l’emmener, ce vieux jouet.
Ils sont presque partis, et là, elle se dit que c’est vraiment
Les gens se retournent sur eux, mais il faut bien dire qu’elle dis-paraît quasi-ment derrière son charge-ment, et puis elle le voit, ils sont nom-breux à l’en-vier, mais nombreux aussi à se demander ce qu’elle va bien pouvoir faire avec ces vieilleries alors que les magasins regorgent de jouets si jolis... Dernier clin d’oeil de ce drôle de matin, elle aperçoit un berceau ancien, presque assorti au landau qu’elle tient. Mais là, non, elle renonce. La maison est grande, c'est vrai, mais déjà pas mal envahie par les trucs de fille : jouets, doudous et meubles miniatures pour la princesse, tissus, laines, livres, vieilleries et articles de mercerie pour elle. Alors, à regret, elle lui tourne le dos et commence à réfléchir tout haut.
Midi sonne à l’église. En fait, il n’est que onze heures, ils avaient oublié. L’heure d’hiver... aujourd’hui, elle leur a porté bonheur.