Lune d'automne

Publié le par lunemalo

Si l’on accepte le principe de la succession des saisons, il faut accepter aussi qu’on l’imprime « officiellement » dans le temps. Cette année, l’automne a donc commencé le 23 septembre. Si je retrouvais le calendrier de la poste, que j’achète rituellement chaque année à mon facteur (celui qui sévit dans mon secteur est un homme imperturbablement souriant, quelle que soit la saison justement, et qui va pédalant chaque jour ou presque, distribuant au fil de sa tournée lettres en tout genre et mots gentils), nul doute que j’y trouverais aussi une heure...
Car c’est ainsi, les saisons commencent officiellement tel jour, à telle heure. Qui détermine ces caractéristiques, quelle conjonction stellaire, quel degré d’inclinaison des rayons solaires ou quel subtil changement dans la tonalité de l’air, dans le gazouillis des oiseaux ? Une hirondelle fait-elle vraiment le printemps ? Et alors, qu’est-ce qui annonce l’automne ?
 
Le mois de vendémiaire - celui des vendanges - cher aux républicains vient donc de commencer, apportant avec lui une manne de plaisirs dont je me délecte, année après année.
 
Car l’automne est ma saison préférée, symbole probable de mes racines maternelles, plongeant dans l’âpreté des Ardennes françaises, où le froid s’installe déjà et pique au petit jour lors même que d’autres régions plus douces, plus méridionales (mon héritage paternel, cette fois), vivent encore de belles journées de peau nue. J’aime l’automne sans vraiment me l’expliquer, d’un élan venu de très loin, empreint d’une animalité que je ne renie pas. L’automne est une saison indiciblement sensuelle, où les lumières féeriques le disputent aux parfums de terre, où les sensations se succèdent rapidement entre le lever plus paresseux du jour - comme si la Nature, saisie déjà d’un lent engourdissement, prenait un autre rythme - et la disparition d’un soleil plus bas sur l’horizon, plus tiède, même s’il lui arrive encore de jeter les derniers feux de son ardeur estivale, comme pour nous la faire mieux regretter. J’aime sentir les prémices des frimas dans le vent qui agite plus vivement le feuillage des arbres, dans le picotement qui annonce les premiers rhumes, dans les pieds froids déjà le soir, à l’orée des nuits qui s’allongent insensiblement.
 
J’ai alors des envies de lainages d’autant plus irrésistibles qu’ils sont encore presque inutiles, de Bretagne salée, de longues marches dans les sous-bois odorants en bottes de caoutchouc, de terre sur les doigts, de feuilles qui s’enflamment au fil des jours avant de planer doucement jusqu’au sol où elles s’écrasent sous les pas avec un bruit mat, de parfums de bois que l’on brûle, déjà, dans les cheminées du week-end, comme un avant-goût du temps d’hiver.
 
J’ai une notion du temps très particulière, je dois faire un effort pour savoir quel jour on est et je ne trouve le quantième qu’en calculant à partir du lundi (sur mes doigts...), ou du dimanche si la semaine est déjà bien avancée. Cette tendance à éprouver le temps de façon naturelle n’a fait que croître et embellir depuis que je travaille seule, et mes proches considèrent d’un œil mi-amusé, mi-navré mes efforts pour reprendre pied dans la succession des jours. Il en va de même pour mes souvenirs, que j’ai le plus grand mal à dater, les rattachant à des sensations plus qu’à une époque. La rentrée est ainsi indéfectiblement liée, dans mon esprit, aux bogues que je ramassais en rentrant de l’école, à leur enveloppe verte déjà tachetée de rouille et dont les piquants m’interdisaient, pour quelques instants, l’accès à la rondeur du marron, d’une douceur indescriptible. La teinte des fruits n’était jamais la même, tantôt tirant franchement sur le rougeâtre, tantôt organisée en figures évasives quasi-psychédéliques, sortes de rubans de Moebius désorganisés, d’un chaud dégradé de brun-roux. J’ai constaté il y a peu, à la faveur d’un rayon de soleil jouant comme par mégarde par la fenêtre entrouverte, que les yeux de ma fille, pourtant petite princesse de l’hiver, ont cette nuance particulière, déclinaison émouvante de ceux plus sombres de son papa.
Les marrons, symbole éternel de mon enfance, de la fin des vacances, du retour à l’école. Mon mari m’offre symboliquement tous les ans le premier marron qu’il trouve, enfin le premier qu’il juge digne de figurer l’année durant dans mes trésors. Lorsque j’étais enceinte de ma fille, par un étonnant hasard, il avait déniché une petite bogue mi-ouverte, laissant entr’apercevoir un marron gros comme l’ongle du pouce et un autre, minuscule, niché tout contre le premier dans sa gangue de velours blanc. Cette figuration botanique de mon état d’alors m’avait étrangement touchée, comme une réponse - enfin - à l’amour sans faille que je porte à cet arbre et à ses fruits. Cette année, pour ne pas déroger à une règle si douce, nous avons ramassé les premiers marrons dans l’enceinte du château de Caen. Certains commençaient à peine à brunir, et j’ai eu la surprise de découvrir que les marrons sont d’abord… albinos. Au fil des jours, nous avons observé leur pigmentation progressive, jusqu’à ce qu’ils prennent finalement les tons d’automne que nous leur connaissons. Ainsi, après tant d’années de fidèle collecte, j’ai eu la chance de voir le visage secret de ces fruits, celui qu’ils dissimulent alors que l’été brûle encore, la blancheur de leur peau comme un écho de ma propre pâleur.
Rentrée, retour… Tablier fraîchement repassé, cheveux sagement tirés en nattes sombres et poudre de craie, douceur et poids du marron-talisman au fond de ma poche, tas de feuilles craquantes que les balayeurs n’avaient pas encore fait disparaître dans le camion municipal et dans lesquels je sautais comme un petit animal fou : voilà l’image qui me reste par-delà les années d’une merveilleuse saison, et quelque part au fond de ma mémoire je retrouve intacte chaque fois, comme un éternel recommencement, la douce griserie d’alors.

Publié dans Lunes et saisons

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V
Une vraie balade dans les couleurs et dans les mots: ça fait du bien, merci. De plus, tu m'as fait découvrir que les marrons naissaient albinos… alors que je les imaginais bébés déjà foncés… En lisant ton texte, je me disais que dans le fond, les réflexes les plus anciens perdurent, car je vis les mois de septembre comme une  "rentrée"  avec l'attrait de la nouveauté (quoi de neuf? ) mais aussi, parfois, le poids d'un cartable pas si virtuel que ça (dans mon boulot). J'ai des sentiments ambigus envers l'automne: les couleurs m'enchantent, mais ça me flanque un peu le blues car ça signe la fin prochaine d'une année de plus.V.PS Je finis immanquablement l'hiver avec un marron dans la poche du manteau comme un talisman. 
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L
Je suis heureuse que tu aies eu plaisir à le lire. C'est l'automne qui me permet de supporter l'hiver, de descendre jusqu'à la fin de l'année (j'ai toujours vu ces douze mois comme une pente douce...). Mais il est vrai que les années passent et que leur poids devient plus sensible, assez tôt dans la vie finalement. C'est, comme tu le dis, toute l'ambiguité de l'automne...<br /> La valeur symbolique du marron est indicible...
B
Toi tu aimes l'automne et moi j'aime la façon dont tu en parles...J'aime un peu de tout dans chaque saison et ma saison préférée, déjà difficile à choisir, a varié selon la région où j'ai habité...J'ai aimé l'automne de Fontainebleau, le printemps de l'Hérault.Ici je crois que je préfère l'hiver, enfin la fin de l'automne aussi...ici (dans la Jura), j'aime la neige fraîche et abondante, le soleil sur les arbres givrés, la résonnance de l'air et les joues rouges de ma fille qui se roule dans la neige...En attendant, je vais tout de même me remplir les yeux de splendides couleurs...Biz
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L
Merci Blue, pour ce commentaire et cette poétique contribution. Moi qui ne connais pas le Jura, j'étais avec vous un instant... comme tu dis, chaque saison a son goût, et je pense que je bouclerai la boucle au cours des 9 mois à venir car toutes m'inspirent, même si l'automne suscite en moi une réaction plus passionnelle.