Impressionnisme domestique
Il y a ce tableau aimé de Caillebotte. Les raboteurs de par-quet. Des hommes courbés dans le clair-obscur, dénudant peu à peu les lames som-bres, tout un quotidien de labeur calme avec, en filigrane, l’opulence des beaux quartiers.
Il était évident dès le début, et malgré l’élan inexpliqué que nous avions tous ressenti en la visitant, que la maison ne s’offrirait pas à nous si facilement. Pas telle que nous la rêvions, en tout cas. La malicieuse vieille dame qui vendait cette bâtisse devenue bien trop grande y vivait seule depuis longtemps, et ni ses enfants ni un mari mort trop tôt, de l’autre côté de la rue, n’avaient entretenu la demeure qui avait abrité leur famille pendant plusieurs décennies. Hormis le gros œuvre – prudemment confié à des professionnels – que nécessitaient quelque 30 ans de négligence et une économie domestique proprement anachronique, il était clair dès le départ que chacun devrait faire ample provision d’huile de coude et de patience.
Le plomb installé en maître dans la maison pouvait faire craindre pour la princesse, championne du grattage de murs et autres expériences grisantes. D’une pièce abandonnée aux murs de guingois, un artisan avait donc fait naître pour elle la chambrette où elle pourrait grandir doucement, murs enduits de chaux et de terre et poutres exhumées d’un improbable mélange de plâtre et de charbon. La chambre de son frère aîné avait suivi, la mise à nu des murs couverts d’un papier aux motifs quasi-psychédéliques et posé de travers, à vous donner le mal de mer, précédant l’application d’une patine ensoleillée par le maître des lieux lui-même, pas peu fier de sa toute nouvelle dextérité. Restait, pour satisfaire tous les enfants de la maison, la chambre du cadet. La tristesse de ces chambres qui ne servent plus qu’une ou deux fois l’an, comme figées dans le passé sous le coton de la courtepointe bien tirée, imprégnait cette pièce pourtant grande et claire, ouvrant sur le jardinet deux hautes fenêtres défendues par d’anciennes crémones. Vaste chantier cette fois : dépouiller les murs, couche après couche, d’un affreux papier peint, remplacer les deux ou trois vitres cassées, enduire les murs, laver les années de poussière sur les fenêtres, vaincre le plafond lépreux, peindre enfin… Plusieurs semaines d’efforts, la découverte de techniques anciennes et d’un large panneau de bois, user ses mains dans des dizaines de seaux d’eau chaude, ses ongles sur les zones où subsistaient les derniers résidus, pour révéler les murs dans leur dépouillement premier et pouvoir envisager, enfin, l’appropriation définitive.
Les couleurs étaient choisies depuis longtemps : blanc dominant, une large touche de bleu en patine sur le mur faisant face à l’entrée, réchauffés par le brun clair du parquet et les rideaux qui viendraient, plus tard, habiller les fenêtres. Composé spécialement pour cette pièce, le bleu évoque une eau mêlée d’encre. Couleur puissante, assourdie d’ombre brûlée, elle lui imprime une personnalité très particulière. Hier, dernier acte des travaux, le nettoyage du parquet. Evidemment moucheté de peinture malgré les précautions conseillées, il nécessitait un nettoyage laborieux, éponge et eau chaude, lame après lame. Et en ce samedi après-midi, homme et enfants ont recomposé sans le savoir ce tableau célèbre…
Frères et soeur au travail